Théo, était devant la …

Théo, était devant la boulangerie de Mongui. Debout, dos à la vitrine, attendant depuis bientôt une heure dans ce vent froid d’Octobre, il se disait que la ponctualité ne faisait définitivement pas partie des qualités de son frère.

A ce moment-là, il vit arriver Hugo, titubant, apparemment encore imbibé de la veille, mais cela n’étonnait même plus son petit frère.

En effet, depuis tout petit, l’amusement, la fête et la bagarre avaient toujours été ses seuls mots d’ordre, ce qui lui avait valu, sous le toit de leurs parents, plus d’un coup de ceinture, qui ne le changèrent pas le moins du monde, et eurent pour seul effet d’entretenir son antipathie envers son père. Son père fut d’ailleurs la seule personne qu’il ne portât jamais dans son cœur. Il ne le détestait point, bien que ce corps enfantin soit à jamais la seule chose que son père ne lui eût jamais léguée ; il ne portait en effet envers son père aucune rancune à ce sujet, sa nature joviale et insouciante prenant toujours le dessus dans sa vision du monde. Cependant, il vouait une réelle aversion pour la vie qu’avait menée son père, sa pire crainte en ce monde était en effet d’avoir la même que ce dernier, un homme vieux depuis toujours, sans but ni idéal, n’ayant rien accompli et ne cherchant rien à accomplir, se contentant d’une étroite petite maison, d’un petit lit, d’une femme brave mais sotte et faible d’esprit, des mêmes pommes de terre bon marché dans son assiette tout au long de la semaine, et, le dimanche, un bout de lard qu’il engouffrait sans y penser.

Hugo se rendit très tôt compte qu’il était l’exact opposé de son père et eut toujours honte de s’avouer fils de cet homme, lui qui ne rêvait que de voyages, d’expériences et d’aventures, qui depuis ses seize ans, aimait autant les filles et la boisson que le goût de la victoire, qu’il avait développé en se battant à la moindre occasion. Ce fut d’ailleurs ce jour-là, le 28 Octobre 1880, qu’il se rendit compte que la seule chose qu’il avait jamais aimée chez son père était sa petite réserve de tabac dans laquelle il se servait pour aller marchander les services des filles de la rue de la Bastille, pas trop regardantes sur son âge. Le fait que cette pensée lui vint ce jour-là le fit rire car la raison de sa rencontre avec son frère Théo était les funérailles de son père, funérailles qu’il aurait volontiers évitées, mais l’hiver approchant et sans un sou en poche, réconforter sa famille et lui montrer à quel point s’entraider entre membres d’une même famille est important, lui avait paru assez judicieux.

C’est ainsi que Théo vit son grand-frère, marchant selon des trajectoires improbables, du haut de son mètre vingt sept, s’il se rappelait bien. Son manteau déchiré amplifiait l’effet que produisaient déjà la forte odeur d’alcool, d’estomac vidé récemment et de tabac froid qu’il dégageait. Mais, comme d’habitude, aucun reproche ne lui vint quand sur la face sale d’Hugo se fendit ce grand sourire, qui lui rappelait tant de bons souvenirs.

Il se rendit compte à quel point les cheveux de son gringalet de grand-frère, aux couleurs des flammes, ressemblaient aux siens. Il lui sourit en retour, et après quelques rapides embrassades, ils se rendirent ensemble à l’enterrement de leur père, Monsieur Tall.

Gautier